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« Philosophie & Spiritualité »

Destin des valeurs spirituelles

Illustration par
Margretta Grigorova

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Cycle « Philosophie & Spiritualité » (1)
LE DESTIN DES VALEURS SPIRITUELLES DANS LE MONDE ACTUEL

par Valentina Dévedjiéva-Kaléva
(article écrit vers l’an 2005)

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Dans l’histoire de la philosophie le phénomène appelé Renaissance religieuse russe a une place à part.

Des penseurs comme Vladimir Soloviev, Vassili Rozanov, Lev Chestov, Dimitri Merejkovski, Nicolaï Berdiaev, enrichissent la pensée philosophique religieuse de l’humanité d’une pénétration unique dans le spirituel.

Étrangers à l’objectivisme et au logicisme froid, étroitement liés à l’orthodoxie et à l’œuvre des écrivains russes de génie comme Tolstoï et Dostoïevski, les penseurs russes créent une philosophie singulière religieuse et existentialiste. Empreinte d’émotion et d’une recherche passionnée des derniers secrets de l’existence, cette philosophie pose les problèmes d’une manière originale, elle est animée d’un esprit prophétique.

Parmi ces philosophes, Nicolaï Berdiaev (1874-1948) est le penseur le plus brillant, le plus productif, et de plus grande envergure ; son grand talent s’empare de la philosophie, de l’éthique, de sociologie et de politologie, ainsi que d’anthropologie philosophique.

Son œuvre impressionne par la beauté de la pensée, par la puissance de l’envol spirituel, par la poésie suprême de son don unique, plein de mysticisme et d’anticipation prophétique.

Le personnaliste chrétien Berdiaev établit l’individu, la créativité et la liberté en tant que valeurs suprêmes de l’humanité chrétienne, et l’œuvre spirituelle en tant que sens suprême et justification de l’existence.

Il met avec ardeur l’accent sur le problème des rapports entre la culture et la civilisation, sur la question du destin de la spiritualité suprême reflétée par la religion, la philosophie et l’art.

Dans le sillage des grands écrivains et philosophes russes (Dostoïevski, Chomiakov, Leontiev), après le grand philosophe allemand Spengler (1880-1936), Berdiaev fait une analyse géniale des tendances dans la vie spirituelle de l’humanité (« Le sens de l’histoire », 1923 ; « Le royaume de l’esprit et le royaume du césar », 1947).

« La civilisation est la mort inévitable de la culture » — cette thèse originale de Spengler est développée et enrichie par Berdiaev qui y met toute la force de sa perspicacité, son talent d’analyse, son énorme érudition.

Quelle est la différence entre culture et civilisation ? N’est-il pas de notre habitude d’assimiler l’une à l’autre ?

Dostoïevski et Leontiev, Spengler et Berdiaev voient la civilisation comme un destin, un sort funeste, une mort inévitable de la culture, épuisement de ses forces créatives.

La nature profonde de la civilisation est empreinte de l’esprit bourgeois, de l’esprit mesquin, dominée par les raisons de l’économisme, d’utilité et de pragmatisme.

La civilisation sort la vie de sa profondeur et s’intéresse à ce qui est à la surface.

Elle est la volonté de la puissance. Dans son système les vrais buts de la vie, ceux qui ont un véritable sens, sont remplacés par les moyens. Tout est subjugué par la force et la puissance croissante de la vie, tout est dominé par le culte du plaisir et du bien-être.

« Mais où est le sens de la vie même ? » — s’interroge amèrement Berdiaev. A-t-elle un but suprême, un sens métaphysique, ou doit-elle rester emprisonnée dans l’idée d’une existence riche et confortable maintenant et ici-bas ?

Selon Berdiaev, « la convoitise de la vie », la soif du bien-être, le déchaînement des instincts non maîtrisés de possession et de pouvoir, tuent l’esprit. La culture, la grande culture de valeur, exige le sacrifice, le don, la dédicace de soi-même, l’envol de l’esprit vers les étendues sans limites et sans fin, un sacrifice total de soi sur l’autel du savoir et de la beauté.

Car, dans sa profonde nature la culture est religieuse. Ses racines sont dans le culte, elle est liée aux légendes sacrées, les sources de son élan vers le beau et le suprême, vers le parfait, sont religieuses. Comme si l’âme de l’homme était blessée à jamais par la mémoire du paradis perdu.

Tandis que la civilisation — cruelle et dépourvue de l’esprit — n’a pas besoin de religion, de philosophie, et d’art. Mis à la périphérie, ces domaines de l’existence perdent leur valeur de centre spirituel de la vie.

Berdiaev tourne son regard plein de nostalgie vers les grandes cultures sacrées du passé qui recèlent plus de spiritualité, d’élévation, de conscience de l’au-delà (l’Égypte ancienne, le Moyen Âge) et moins de soif d’existence agréable, insouciante, opulente.

Ni Spengler, le grand philosophe athée allemand, ni Berdiaev, le sublime penseur chrétien personnaliste, n’ont vécu suffisamment longtemps pour assister au développement complet et à l’accomplissement des tendances qu’ils ont pu pressentir.

Car de notre temps, dans l’aube de ce troisième millénaire après Jésus-Christ, la civilisation célèbre son triomphe le plus éloquent.

Les processus d’unification globaux, la puissance inouïe de la technologie, la « consommation » assoiffée de la vie ont atteint leur paroxysme dans la civilisation de type américain qui a progressivement envahi la planète.

Ces processus, dans leur conquête de la Terre, ont pillé la profondeur multicolore de la vie, endommagé la richesse unique de l’être humain, rendu l’homme toujours plus superficiel, plus égoïste, plus avide des biens terrestres, mais aussi plus solitaire et insatisfait.

Mais l’espoir ne périt pas. Car l’homme aliéné et solitaire de l’époque du crépuscule culturel va de plus en plus souvent plonger son regard en arrière, dans les sources anciennes sacrées de la sagesse, de la beauté, du Bien.

Valentina Dévedjiéva-Kaléva

(traduit du bulgare par
Svétoslava Prodanova-Thouvenin)

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APERÇU BREF DE LA VIE ET DE L’ŒUVRE DE NICOLAÏ BERDIAEV

par Patrick Thouvenin

NICOLAÏ BERDIAEV
(Kiev, 1874 — Clamart, France, 1948)

Philosophe russe. Né en 1874 à Kiev dans une famille aristocratique,  le jeune Nicolaï grandit solitaire. Il ne tarde pas à rompre avec son milieu. En 1898 il fut expulsé de l’université pour ses activités marxistes et emprisonné pendant deux ans.
D’abord socialiste non-conformiste, il essaie d’unir la pensée de Marx et celle de Kant. À partir de 1901, après être revenu à la foi chrétienne, il s’éloigne du marxisme, mais il en conservera toujours l’exigence de justice sociale. Défenseur de la révolution russe à ses débuts, il sera expulsé de Russie en 1922 en raison de sa critique des bolcheviks. À Berlin, il fonda l’Académie de Philosophie et de Religion qu’il transféra à Paris en 1924. Il s’établit durablement en France.

« Je ne suis qu’un chercheur de vérité et de vie en Dieu, un révolté, un philosophe existentiel… non un maître, non un professeur, non un directeur. » Ce philosophe, dont la recherche fondamentale concerne l’homme, sa liberté créatrice, exercera une profonde influence sur la pensée européenne. Il sera le précurseur d’une nouvelle anthropologie : celle de l’homme répondant à son propre destin en prenant conscience de sa vocation créatrice (créateurs de vie et de beauté). Il promeut un christianisme à la fois plus mystique et plus social, et devient l’un des inspirateurs du mouvement personnaliste. La pensée de Berdiaev est une philosophie religieuse, une théosophie chrétienne, à la fois gnostique et prophétique. Il croyait en l’avènement final du royaume de Dieu, événement auquel tend l’activité créatrice du chrétien engagé dans un dialogue avec Dieu.

Le mal, c’est-à-dire, pour Berdiaev, la tragédie de la liberté. L’être est ainsi déterminé par l’épreuve de la liberté. En Christ donc, la liberté, intérieurement éclairée par l’Esprit, devient créatrice, capable de collaborer à l’achèvement de l’univers. Dieu attend de l’homme la libre réponse d’un amour créateur. L’acte religieux par excellence est l’acte créateur qui brise le monde objectivé pour y faire jaillir l’amour et la beauté.

Ses plus importants ouvrages sont le Sens de l’Acte créateur (1916), la Destinée de l’Homme (1931), Solitude et Société (1934), Esprit et Réalité (1937) et Esclavage et Liberté (1939).

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Sources aperçu biographique :
« Dictionnaire Hachette encyclopédique », éd. 2002
« Le petit Robert des noms propres », éd. 2004
« Encyclopédie Microsoft Encarta 2005 »
« L’Universalis multimédia 11 (Encyclopaedia Universalis) »

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