Cycle « Philosophie & Spiritualité » (4)
Y A-T-IL UNE RENAISSANCE RELIGIEUSE ?
par Valentina Dévedjiéva-Kaléva
(article écrit vers l’an 2005)
Un des problèmes les plus intéressants de la psychologie, de la philosophie, de l’anthropologie, du culturalisme, de notre Temps est celui de la place de la religion dans le monde actuel et de ses rapports avec la science, la connaissance positive moderne, dans la conscience spirituelle de l’homme de notre époque.
Dans les conditions des sommets colossaux, inimaginables, qu’ont atteint de nos jours la science et la technologie, dans l’ambiance d’un monde super dynamique, d’un rationalisme sans limites, la question de la foi en Dieu, des valeurs spirituelles absolues, semble résolue de façon définitive.
Semble-t-il que la vraie vie religieuse est considérée archaïque, elle appartient définitivement et sans appel au passé, et, si elle existe encore, la vie dans la foi est liée à des systèmes traditionnels qui fonctionnent de manière formelle — catholicisme, orthodoxie, protestantisme — et elle prend un caractère de rituel d’accoutumance.
Est-ce le réel état de la vie religieuse dans le monde actuel ?
Et quelle dose de la vérité contient l’autre thèse, complètement opposée, celle qui consiste à affirmer que le temps actuel vit une vraie renaissance religieuse, que un grand nombre des hommes et des femmes de l’Occident retournent aux valeurs spirituelles, que la foi en Dieu envahit les « territoires perdus » ?
Sans aucun doute notre Temps témoigne que les systèmes philosophiques athées, matérialistes et rationalistes ont perdu leur autorité. Les époques passées / XVIIe–XXe siècles / leur ont donné le prestige des puissants mouvements intellectuels contre le cléricalisme et les tendances réactionnaires des Églises mais de nos jours ces systèmes de pensée ne portent plus le flambeau du progrès. Selon Erich Fromm (1900-1980), un des penseurs les plus éminents dans le domaine de la psychologie et des sciences sociales, « de nos jours le manque de foi témoigne le profond trouble et le désespoir » (Avoir ou être). Car “le maître de la Terre”, orgueilleux et sûr de lui-même, l’Homme dont le génie technique dépassa toute limite imaginable et transforma la face de la planète, cet homme est de plus en plus enfermé dans la solitude, il est de plus en plus aliéné, de plus en plus en prise aux doutes. Le grand humaniste de l’Europe chrétienne Albert Schweitzer (1875-1965) avec profonde perspicacité et impitoyable pénétration définit l’homme de notre Temps comme « privé de liberté, éloigné de la perfection, sans aspiration, pathologiquement dépendant et absolument passif ». Le regard d’Albert Schweitzer pénétra au-delà des apparences et exposa l’énorme drame de l’âme, la profonde crise spirituelle de l’homme de l’époque industrielle.
L’Homme, qui se lance de nouveau pour franchir les frontières invisibles de ce monde, quitter les espaces de la connaissance positive et chercher la guérison de l’esprit auprès de son Dieu oublié. Cet élan est plus perceptible dans les pays postcommunistes : après la domination de l’idéologie officielle athée et matérialiste la pensée se tourne vers les principes spirituels et métaphysiques de l’existence [ NDLR : pas sûr ; c’est plutôt vers un matérialisme débridé, effréné, exaspéré, vers la corruption, les escroqueries et la perte presque totale des valeurs morales, que ces sociétés se sont tournées à la chute du Communisme ! … ].
Le caractère réactif de ces complexes processus spirituels est évident, ainsi que leurs simplification, vulgarisation, abaissement et dégénération vers le culte des pratiques occultes et l’intérêt porté aux faux prophètes et messies. Mais ces phénomènes accompagnèrent le vrai et profond sentiment religieux chrétien dès l’aube de sa naissance.
Semble-t-il qu’à l’Occident, comme dans les pays de l’Est, l’Homme commence à chercher de nouveau les profondeurs religieuses et existentielles, tout en subissant une vie de plus en plus superficielle, plate, élémentaire et orientée dans un seul sens.
Est-ce suffisant pour nous permettre de qualifier ces processus spirituels de renaissance religieuse ?
La réponse des plus grands penseurs, philosophes, psychologues du XXe siècle, qui captèrent avec génie les profondeurs et les tendances de notre époque, est négative.
D’après Erich Fromm « rien ne peut être plus éloigné de la vérité que l’idée de l’existence d’une renaissance religieuse ». Selon Fromm la foi est devenue « une coquille vide », une affaire d’apparence, une question de forme, car elle manque de vrai contenu, de profondeur.
Et Erich Fromm, et Nicolaï Berdiaev, et Oswald Spengler définissent la civilisation du XXe siècle comme une civilisation sans Dieu et sans spiritualité malgré l’appartenance déclarée aux confessions traditionnelles de leurs pays respectifs.
Dans la vie spirituelle de nos contemporains manquent l’élan, la flamme, l’ampleur universelle et l’intensité spirituelle qui caractérisèrent les vraies époques religieuses tel le Moyen Âge « avec leur noblesse, la haute distinction du sentiment religieux et la conscience de l’au-delà » (Nicolaï Berdiaev, Un nouveau Moyen Âge).
« Notre monde définitivement perdit la conscience de l’au-delà » affirme Carl Jung, le grand disciple de Freud, dans son œuvre Ma vie, souvenirs, rêves et pensées. Effectivement, toute la vie de « l’homme intérieur » est entièrement plongée dans notre « ici et maintenant », dans le culte des valeurs de ce bas monde soumises au temps, dans les soucis d’une vie confortable et pourvue de tout bien possible.
Dans ce sens, Erich Fromm fait la remarque que Dieu est devenu quelque chose comme P.D.G. de “S.A. Univers” que nous prions sans cesse pour notre succès, bonheur, bien-être, sans pour autant sentir la moindre obligation de suivre Sa volonté et d’observer Ses commandements.
« Dieu peut porter notre vie comme une croix, mais Il ne peut pas devenir une des circonstances de notre vie » — ces paroles de l’évêque russe Antoniï Surojki (Antony Blum) définissent de manière exacte la profonde plaie de la vie religieuse de notre époque.
La foi n’occupe que la périphérie de l’âme, elle manque de flamme, de désir de s’adonner, de soif de servir Dieu, Dieu que nous avons transformé en une des circonstances de notre vie.
Et au centre, au cœur de l’existence de l’Homme se sont installées les idoles modernes des temps modernes — le succès, la gloire ou le pouvoir, la carrière ou la richesse, le bien-être dans une vie sans problèmes ici-bas.
Car la prière faite hâtivement à l’issue d’une journée difficile, notre présence à l’office religieux hebdomadaire, le petit geste humanitaire, l’observance de certains rituels religieux devenus une habitude dépourvue de sens, tout cela ne nous fait même pas approcher la vraie foi profonde et passionnée.
La foi, celle qui, à l’aube du christianisme, était la valeur absolue, le centre vital de la vie spirituelle, la façon d’exister, un sentiment vif et passionné, qui illuminait et transformait la nature humaine dans son élan vers l’union parfaite avec Dieu.
Bien sûr il y a des croyants — probablement de toutes confessions — qui vivent une vie religieuse pleine, pure et inspirée ; il y en a aussi dont la vie de sacrifice est grand exemple d’amour et de fidélité pour Dieu, d’affection et de compassion envers leur prochain, d’un vrai service chrétien. Mais ces croyants ne donnent pas l’image complète de la vie religieuse de notre époque.
Cette époque dont la civilisation « dépourvue de spiritualité et athée » (Berdiaev) crée les conditions qui nous permettent de conclure qu’il n’existe pas encore une renaissance religieuse pleine et vivante. Mais peut-être existe-t-elle, l’espérance encore palpitante d’une nouvelle époque religieuse qui donnera à l’Homme l’élan de développer son potentiel créatif, moral et spirituel, pour élever sa vie et la transformer par le désir immortel de servir et d’adorer son Dieu « en esprit et en vérité »…
Valentina Dévedjiéva-Kaléva
(traduit du bulgare par
Svétoslava Prodanova-Thouvenin)
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